Vendredi 13 mars 2020. Une pluie presque verglaçante frigorie Montréal, jetant un froid quelques heures à peine après la demande du gouvernement Legault de limiter les rassemblements de plus de 250 personnes afin de contrer la pandémie du coronavirus. La Cinémathèque québécoise est endormie et presque vide, on pourrait sans peine y entendre un ange passer.
« J'ai écrit à l'ONF tout à l'heure pour savoir si on annule la sortie du film, lance à arrivée Simon Beaulieu. La vie arrive avant les films. »
Puis le cinéaste s'assied à une table, relevant l'ironie de la situation. « Quand il y a des crises comme ça, il y a toujours une part de noirceur... mais aussi des choses qui naissent. Le capitalisme est arrêté. Les gens sont apaisés. Il n'y a plus le mouvement des personnes partout, la folie de la vitesse de la vie, la production qui détruit l'environnement, la croissance du rythme effréné qui pèse sur tout le monde. »
Son nouvel essai Le fond de l'air traite d'ailleurs de tout ça. De l'Anthropocène qui apporte les dérèglements climatiques, les risques d'une guerre mondiale, l'anxiété de plus en plus généralisée, le pouvoir politique qui est incapable de régir le capitalisme, le culte de la technologie Dieu qui remplacera peut-être un jour les êtres humains, etc. La peur de demain demeure tangible et éloquente.
« Ma question était: "Qu'est-ce qui fait qu'on fait rien de ce qu'on sait?", se remémore celui qui penchait sur ce projet tout en écrivant le scénario de La grande noirceur de Maxime Giroux. On sait qu'on va dans un mur, on le voit, on a des statistiques. Alors soit on est dans la négation, soit on est impuissant ou pire encore, est-ce qu'il n'y a pas quelque chose de suicidaire dans l'espèce humaine? »
Après quelques documentaires remarqués (Godin, Lemoyne), Simon Beaulieu n'hésite pas à repousser encore plus loin son expérimentation des formes cinématographiques, déjà au coeur de son essentiel Miron: Un homme revenu d'en dehors du monde.
Il bombarde cette fois le spectateur de stimulus visuels et sonores, créant un hypnotisant rave dansé sur le bord d'un précipice. Le montage parfois constitué d'archives retouchées par Karl Lemieux se succède à un rythme d'enfer, formant une symbiose étonnante et même essoufflante avec ces voix omniprésentes qui s'échappent des écrans et autres appareils radiophoniques.
« Je voulais faire un film comme quelqu'un qui est pris dans le flux contemporain du monde actuel, admet son réalisateur. Le flux est en train de le submerger de vitesse, de bruits. C'est un film maximaliste, excessif, exagéré, dont le but est de faire sentir le trop plein de l'époque par un trop plein encore plus grand. Ça te donne ce débordement informationnel où tu es placé à chaque jour et qui finit par t'angoisser. C'est comme un train qui passe, qui te fonce dedans et tu n'as pas le choix d'embarquer. »
Construit à l'image d'une pièce de post-rock, le long métrage utilise dans ses moments de «détente» une caméra subjective afin de suivre des individus à la maison et au travail. « La caméra subjective correspond à ta vision de tous les jours, où tu n'as pas de vision périphérique, développe le metteur en scène. Tu es tout seul dans ta bulle. C'est intéressant de mettre en parallèle tous ces gens qui sont seuls dans leur bulle. Ils vivent une décollectivatisation du monde. Le monde est atomisé en mini atomes, éloignés les uns des autres. »
Parfois une caméra thermique est utilisée, donnant aux êtres humains une image de zombies. Puis il y a d'inquiétantes entités masquées qui apparaissent ici et là, pourchassant les protagonistes à l'effigie des méchants des slasher movies. Sont-ils réels ou imaginaires? Peu importe, la peur affecte tout le monde, le cauchemar s'avère entier. Tel ce film d'horreur et d'épouvante qui se déroule au quotidien.
« J'aime le détournement au cinéma, confirme en souriant son créateur. C'est comme un film catastrophe. Je voulais faire un objet déstabilisant où tu finis de le regarder et tu te demandes ce que tu as vus. Mais l'impression qu'il t'a donné est très précise. C'est une impression sensorielle. »
C'est également son projet qui lui ressemble le plus. Sans doute pas son plus aimable, mais certainement son plus personnel. « Dans ma jeunesse, j'étais un joueur de musique hardcore, révèle Simon Beaulieu. C'est resté très important dans ma vie. J'aime ces énergies radicales, puissantes, fortes, comme un show de métal. Je trouve que c'est une énergie qu'on ne visite pas souvent au cinéma. Au cinéma, il faut faire une expérience esthétique qui plaît à beaucoup de monde. Pour rentrer dans son argent, tu dois viser large. »
« Je voulais faire un film qui soit l'inverse d'une valeur marchande, projeter le spectateur dans une expérience radicale qui n'est pas fondée seulement sur l'idée de le satisfaire. En tant que spectateur, j'ai envie de vivre des expériences plus intenses. »
Le film prend finalement l'affiche le vendredi 18 février 2022.
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